IX
Regardant par la porte entrouverte de son bureau, Nicholas Knight vit l’homme pénétrer dans l’église, furtivement, presque avec crainte, plaquant à deux mains son chapeau sur sa poitrine.
Knight, assis à sa table, regardait, fasciné.
L’homme, c’était évident, n’avait pas l’habitude de fréquenter l’église. Il remontait le bas-côté à pas hésitants et jetait autour de lui des coups d’œil furtifs, comme s’il redoutait qu’une forme inconnue et terrifiante ne surgît de l’ombre pour se jeter sur lui.
Pourtant, son attitude était révélatrice. Il paraissait être venu chercher ici assistance et protection. C’était cela le plus étrange. Aujourd’hui, les hommes n’avaient plus cette attitude. Ils entraient dans le temple avec la tranquille assurance de gens qui n’attendaient rien de leur démarche, de gens qui venaient par habitude rendre un hommage purement formel à quelque chose qui ne signifiait plus rien pour eux.
Tandis qu’il regardait l’homme, Knight sentit un sentiment oublié et un peu incongru l’envahir, la charité, au sens le plus profond du terme.
La charité, pensa-t-il. Qui donc avait encore besoin de charité en ce monde ? Il n’avait pas ressenti cette impression depuis son passage au séminaire. La vie moderne ne laissait pas de place à ces inutiles et désuètes survivances d’un passé révolu.
Il se leva sans bruit de sa chaise et s’avança lentement vers la porte qui donnait dans l’église.
L’homme était presque arrivé à l’extrémité de l’église vide, et, maintenant, il quittait le bas-côté pour prendre place sur un banc. Il tenait toujours son chapeau serré contre sa poitrine, et il s’assit, penché en avant, au bord du siège. Il regardait droit devant lui et la lumière des cierges qui vacillait sur l’autel faisait bouger sur son visage des ombres minuscules.
Il resta là pendant de longues minutes, parfaitement immobile. À peine semblait-il respirer. Et Knight, placé comme il l’était, sur le seuil de son bureau, avait l’impression de ressentir la tension et la douleur de ce corps contracté et raidi.
Beaucoup plus tard, l’homme se leva et redescendit le bas-côté, son chapeau toujours étroitement serré contre sa poitrine, pour sortir de l’église de la même façon discrète qu’il y était entré. Il n’y avait eu, à aucun moment, Knight en était sûr, la moindre expression sur ce visage de glace.
Un homme était entré pour chercher quelque chose et ne l’avait pas trouvé. Il s’en allait maintenant en sachant peut-être qu’il ne trouverait jamais.
Knight sortit du bureau et s’avança vers l’entrée de l’église. L’inconnu serait sorti avant qu’il ait pu l’aborder.
Il appela doucement :
— Mon ami.
L’homme sursauta, la peur se grava sur son visage et il s’immobilisa.
— Mon ami, dit Knight, puis-je faire quelque chose pour vous ?
L’autre grogna vaguement mais ne bougea pas. Knight s’approcha de lui.
— Vous cherchez de l’aide, dit-il, je suis là pour vous en donner.
— Je ne sais pas, j’ai simplement vu la porte ouverte et je suis entré.
— Cette porte n’est jamais fermée.
— Je pensais, j’espérais… dit l’homme.
Les mots se bousculaient sur ses lèvres et il s’interrompit.
— Nous devons tous espérer, dit Knight. Nous avons tous la foi.
— Moi, dit l’homme, je ne crois à rien. Comment un homme peut-il avoir la foi ? En quoi ou en qui peut-il avoir foi ?
— La vie éternelle, lui dit Knight. Nous devons y croire, à cela et à bien d’autres choses.
L’homme éclata de rire, d’un rire bas, triste, amer.
— Nous avons déjà tout cela. Nous avons la vie éternelle. Et nous n’avons pas besoin de la foi.
— Pas la vie éternelle, dit Knight, juste la vie prolongée. Au-delà de cette vie prolongée, il y a une autre vie, une autre sorte de vie, une vie merveilleuse.
L’homme releva la tête et ses yeux se durcirent.
— Vous croyez à cela, Pasteur ? Vous êtes le pasteur, n’est-ce pas ?
— Oui, je suis le pasteur. Eh oui, j’y crois.
— Alors, qu’est-ce que ça signifie, tout ça ? Cette prolongation de la vie ? Ne vaudrait-il pas mieux…
Knight secoua la tête :
— Je ne sais pas, dit-il. Et les voies de Dieu sont insondables.
— Ils parlent, dit l’homme, de vie éternelle, d’immortalité, d’inutilité de la mort. Alors, quelle est l’utilité de Dieu ? Nous n’aurons pas besoin de l’autre vie, nous l’avons déjà.
— Oui, répondit Knight, c’est possible. Mais l’immortalité dont ils parlent n’est peut-être pas à souhaiter. Elle nous lassera peut-être, à la longue.
— Et vous, Pasteur ? Vous, personnellement ?
— Moi ? Je ne comprends pas.
— Laquelle de ces vies éternelles choisirez-vous, pour vous, Pasteur ? La vie éternelle promise par votre Dieu ou celle qui commence dans la glacière du Centre Eterna ?
— Pourquoi, je… balbutia Knight.
— Je vois, dit l’autre. Merci beaucoup, Pasteur, et bonjour chez vous.